Plateforme arméno-turque

Points de vues de Turquie, d'Arménie et de la Diaspora
Traduction intégrale en turc, arménien, anglais et français

 

La Turquie et les Arméniens du Moyen-Orient

 
 
 

Point de vue de la Diaspora Arménienne

 

La Turquie et les Arméniens du Moyen-Orient

Vahakn Keshishian

 

 
Vahan Keshishian

Journaliste arméno-libanais, chroniqueur au journal Agos.

La question de l’adhésion européenne de la Turquie intéresse non seulement les Européens, les Turcs, et les habitants du Moyen-Orient, mais encore les Arméniens, et particulièrement ceux du Moyen-Orient. Bien que partagés sur le point de savoir si cette adhésion est profitable ou nuisible à la Cause arménienne, les Arméniens suivent de très près tous les développements liés à cette question. La Turquie accordant un rôle très important à son image dans ses relations extérieures, il importe par ailleurs aux Arméniens de savoir si dans cette quadrature du cercle, telle ou telle politique turque envers les Arméniens fait simplement partie du processus de fabrication de son image extérieure, ou si c’est la manifestation sincère d’une intention d’instaurer avec eux une paix durable.

L’image de la Turquie au Moyen-Orient

La Turquie, en tant que force régionale importante, influe pratiquement sur tous les processus politiques qui ont cours au Moyen-Orient. Le cas de la Syrie mis à part, la position qu’occupe la Turquie sur l’échiquier moyen-oriental est essentiellement due à un exercice en douceur de son influence, qui inclut les facteurs économique et touristique ainsi que l’attirance pour sa culture, notamment à travers l’image qu’elle donne de sa culture populaire et politique. Exemple de réussite économique d’un côté, synthèse originale d’un islam démocratique de l’autre, la Turquie est un pays attirant pour le Moyen-Orient. En réalité, tous ces éléments sont mis sur le compte de l’identité « occidentale » de la Turquie.

En près d’une dizaine d’années, la Turquie a réussi à renverser son image anciennement tributaire de l’histoire sanglante de l’Empire ottoman, aujourd’hui devenue celle d’un pays promis à un avenir éclatant. Ce revirement a beau être le résultat de sa stabilité politico-économique et de sa présence active dans l’arène internationale, il découle toutefois surtout du processus de son entrée dans l’Europe. Voir la Turquie emprunter une telle voie éveille, chez les peuples du Moyen-Orient, jalousie, désir de lui ressembler, et l’illusion de pouvoir l’égaler. Le fait, en particulier, que la Turquie soit arrivée à ce résultat non pas sous l’ancien pouvoir laïc, mais sous le gouvernement actuel qui ne cache pas ses racines islamiques, est encore plus prometteur aux yeux des autres peuples musulmans. Finalement, la Turquie est l’illustration qu’islam et modernité ne sont pas antinomiques.

A ceci se rajoute bien sûr la politique turque elle-même, visant à être le flambeau des peuples de la région, en particulier de la lutte palestinienne, à ne pas se joindre aux pressions occidentales à l’encontre de l’Iran, et à prendre le parti du peuple en Syrie ou ailleurs. Tout cela est bien entendu, mais personne n’aurait accordé autant d’importance à la Turquie si elle n’avait pas de tels liens avec l’Europe. Autrement dit, adopter une posture anti-Israël ou injurier l’Occident sont choses aisées au Moyen-Orient, mais ce qui est notable dans le cas de la Turquie, c’est qu’elle continue à avoir cette posture tout en faisant partie de l’Occident. Et si la Turquie ne peut pas distendre ses liens avec l’Europe ou renoncer au processus d’adhésion pour se tourner vers l’Orient, c’est justement parce que l’Orient ne l’accepterait pas telle qu’elle est, sans ces liens.

Ainsi la Turquie se trouve-t-elle dans une situation paradoxale. D’un côté elle subit le refus de l’UE tandis que les négociations sont gelées, de l’autre toute sa politique moyen-orientale repose sur le processus de son adhésion européenne.

 

L’entrée de la Turquie au Moyen-Orient et les Arméniens

Entrée dans la modernité, la Turquie a repris sa politique d’entrisme au Moyen-Orient en 2004, principalement par le biais de la conclusion d’un accord de libre échange avec la Syrie, qui a favorisé dans chacun des deux pays un accroissement économique sans précédent. Or l’état de la collaboration et de la paix entre les deux pays était profondément différent dans les années 1990. Car du début de l’année 1989 jusqu’en 1999, Turquie et Syrie étaient en vive concurrence, ce qui offrit d’ailleurs aux Arméniens de Syrie un terrain fertile à la poursuite de leur combat anti-turc. C’est durant cette période que furent construits les mémoriaux de Deir ez-Zor dédiés à la mémoire des victimes du Génocide. Mais la conclusion d’un accord entre les parties turque et-syrienne en 1999, prélude à l’amélioration de leurs relations au début des années 2000, plaça la communauté arménienne dans une situation difficile.

Cette situation devint plus complexe encore, lorsque Turquie-Syrie-Liban et Jordanie conclurent un accord de libre transport sans visa, et que les Arméniens se partagèrent pratiquement en deux camps opposés. Une partie d’entre eux y voyaient une excellente occasion de voyager, de découvrir la Turquie, de commercer etc., tandis que l’autre voyait dans cette nouvelle façon, pour la Turquie, d’être abordable, comme un défi lancé à leurs principes et une atteinte générale à la Cause arménienne. Alors que les deux bords continuaient à s’adresser de mutuels reproches, qu’on écrivait de nombreux articles et qu’on discutait sur la façon de se comporter avec les Turcs de rencontre, ou que les gens se disputaient sur le fait de savoir s’il fallait ou pas se rendre en Turquie, il se développa par ailleurs un courant de normalisation qui fit que des années plus tard, on a pu voir Turcs et Arméniens se redécouvrir à Alep, Damas, Beyrouth, ainsi que dans les rues d’Istanbul et d’ailleurs.

La représentation que les Arméniens s’étaient fait de la Turquie et des Turcs avait beau être plus modérée, celle-ci dépendait encore du lien entre la Turquie et l’Europe. Naturellement, si la Turquie était restée la Turquie nationaliste des années 1990 et de son passé antérieur, un tel rapprochement aurait été impossible. Les Arméniens ont donc bien perçu la conscientisation que le processus d’intégration européenne de la Turquie avait indirectement opéré dans la société turque, de sorte que si la figure du Turc devint plus acceptable pour tous, ce fut surtout pour les Arméniens, puisque ce sont eux qui ont des Turcs l’image la plus négative.

Malgré le maintien des réactions officielles consistant à rejeter toute entreprise émanant de la Turquie sous forme de manifestations contre les visites d’Etat d’officiels turcs, contre la tenue de sommets économiques, et même contre celle de festivals cinématographiques, les Arméniens ont commencé à s’habituer à la présence turque. Cependant cette familiarisation dépendait encore de la foi en la capacité des Turcs à changer, à se démocratiser, autrement dit, à s’européaniser. Par conséquent, à l’instar des Arabes, les Arméniens reconnaissent la Turquie ou commencent à la reconnaître, en tenant précisément compte du fait qu’elle est proche de l’Europe, et en mettant leurs espoirs dans le fait qu’un jour elle en fera partie et qu’il sera alors plus facile de résoudre la question arménienne

Toutefois, l’idée de frayer de près ou de loin avec la Turquie a continué à rester inacceptable dans de larges cercles en raison de certains évènements négatifs, principalement l’assassinat de Hrant Dink, qui a conforté les Arméniens dans l’idée que « Le Turc reste un Turc, quoi qu’il s’européanise ». Comme les évènements positifs successifs se sont toujours accompagnés en parallèle d’évènements négatifs, les relations entre la Turquie et l’Europe sont restées houleuses, tout comme ses relations avec les Arméniens. Et surtout, l’absence de grandes avancées de la part de la Turquie, sous la forme, par exemple, de la levée du blocus de l’Arménie sans pré-conditions ou de la reconnaissance du Génocide, fait que c’est quand même l’absence d’espoir (quant à un changement des Turcs) qui prédomine chez les Arméniens du Moyen-Orient.


La Turquie membre de l’UE et les Arméniens

Il faut noter que si les deux exemples sus cités demeurent le foyer des revendications arméniennes, le poids de la vie courante n’est pas sans exercer une influence quotidienne sur les Arméniens du Moyen-Orient. Voyager en Arménie, faire du commerce, et même envisager de s’installer un jour en Turquie, chaque volant de la politique turque prend une dimension essentielle pour les Arméniens de la région, tout comme la question de l’adhésion de la Turquie à l’Europe. Ainsi, l’Arménien d’Alep peut facilement s’imaginer très proche de la frontière avec l’UE, tandis que l’Arménien de Beyrouth n’a plus l’impression d’en être très éloigné. Naturellement, l’adhésion turque fera une grosse différence pour les Arméniens du Moyen-Orient. Au cas où une telle révolution se produirait, c’est non seulement individuellement que les Arméniens seraient amenés à reconsidérer leurs relations avec la Turquie, mais collectivement, toutes unions et organisations confondues. En ce cas il serait probable que la Turquie deviendrait beaucoup plus démocratique et considérerait les Arméniens -tant de l’intérieur que de l’extérieur- d’un autre œil. Telle est d’ailleurs principalement l’analyse des Arméniens d’Istanbul concernant l’adhésion européenne de la Turquie.

Certes, les Arméniens demeurent méfiants. Chaque pas entrepris par la Turquie en leur direction, y compris la restauration de l’église de la Sainte-Croix d’Aghtamar ou celle de l’église Sourp Kiragos, à Diyarbakir, sont considérés par eux comme une façon de « jeter de la poudre aux yeux des Européens », de les tromper en leur faisant croire que la Turquie fait preuve d’une grande justice, qu’elle protège ses minorités, et qu’elle est bien disposée à l’égard de la Diaspora arménienne.


Le fait turc et le fait européen

Il n’est un secret pour personne que les Arméniens du Moyen-Orient ont un rapport particulier au fait turc. Le fait turc étant dissocié de la Turquie et des Turcs, les Arméniens du Moyen-Orient continuent à visionner des films turcs, à généralement regarder la télé turque, à utiliser le turc dans la langue de tous les jours, et à souvent consommer des produits turcs. A cet égard, le travail et la propagande menés depuis des années contre ces usages n’ont pas eu de résultats satisfaisants. Il n’en demeure pas moins que la Turquie continue à incarner l’ennemi et que les Arméniens continuent à chanter des chants révolutionnaires et à étudier l’histoire du Génocide, sans omettre de s’y référer à chaque fois qu’ils rencontrent un Turc, en espérant l’entendre s’exprimer en retour sur le sujet. Et le fait que la Turquie ait dernièrement joué un grand rôle dans la communauté arménienne d’Alep, rend secondaire à leurs yeux le débat sur « le caractère européen ou asiatique de la Turquie ».

D’un autre côté, le label européen reste naturellement un critère de qualité supérieure, et le fait de frayer avec l’Europe est en soi un gage de bien-être, tandis que voyager en Europe est d’un attrait spécifique. L’Europe reste le défenseur de la cause arménienne, et chacun de ses membres pris séparément est à l’origine de la reconnaissance internationale du Génocide.

Terminons en disant qu’il est difficile pour les Arméniens du Moyen-Orient de digérer le fait que leur ennemi jouit d’une bonne situation et peut faire partie de l’Europe. Ils expliquent volontiers la politique internationale par le primat du réalisme et à travers le prisme de la machination. Si en rentrant dans l’Union européenne, la Turquie devient moins effrayante, plus humaine, et colle mieux à l’image européenne, alors elle deviendra plus acceptable pour les Arméniens du Moyen-Orient.