"La situation au plan humain n’est pas aussi désespérée qu’elle ne l’est au plan politique"

Créé le samedi 1 mars 2014 20:44
 
 
 

Point de vue d'Arménie

"La situation au plan humain n’est pas aussi désespérée qu’elle ne l’est au plan politique"

Levon Barseghyan

 

 
Levon Barseghyan

Président du club des journalistes “Asparez” de Gyumri.

Après avoir expliqué le contexte difficile dans lequel a eu lieu la fermeture de la frontière arméno-turque en 1993, Levon Barseghyan revient sur les conséquences économiques, géopolitiques et humaines d’une telle décision. Il aborde également les différents facteurs qui rendent impossible la réouverture de cette frontière, pas si « fermée » qu’on ne le pense, compte tenu des nombreux échanges qui perdurent entre Turcs et Arméniens.


La frontière

La frontière durablement fermée entre l’Arménie et la Turquie sonne comme un rappel symbolique de la Guerre froide, comme un dernier morceau du Rideau de fer, mais dont l’existence est aujourd’hui conditionnée par des facteurs totalement différents de ceux du passé.

En 1992-1993, pendant près d’un an, dans un contexte extrêmement difficile pour l’Arménie (guerre du Karabagh, blocus ferroviaire imposé à l’Arménie par l’Azerbaïdjan, explosions régulières du gazoduc acheminant le gaz en Arménie depuis la Russie via la Géorgie), l’Arménie a reçu de nombreux chargements en provenance de Turquie, y compris des céréales. Les commerçants arrivaient à Gyumri de toute l’Arménie, de Géorgie, et même de Russie, afin d’emprunter la voie ferrée reliant Gyumri à Kars, soit 84 km effectués en 1h30. L’engouement était tel qu’ils faisaient intervenir des relations pour trouver des billets. C’est principalement le commerce qui justifiait le voyage à Kars, particulièrement celui des vêtements et de l’or. Les habitants du Gyumri affluaient à Kars comme s’il s’agissait d’un nouveau Klondike, tandis que si l’on en croit Yücel Sezer, président  de la branche de Kars de l’Union des Journalistes de Turquie, les habitants de Kars accueillaient avec joie les voisins venus de l’autre côté de la frontière — soudain ouverte après avoir été fermée durant des décennies  principalement des Arméniens, et commercèrent activement avec eux pendant près d’un an.

Parlant des raisons qui ont présidé à la fermeture de la frontière par les Turcs, le professeur Suha Bolukbaşi, directeur de la section des relations internationales à l’Université technique d’Asie centrale (ODTÜ) de Turquie, a dit : « La frontière arméno-turque a été fermée en 1993, après « l’occupation » des « territoires adjacents » du Haut-Karabagh par les forces arméniennes. Ankara a alors fermé la frontière. Craignant la réaction de la Russie, la Turquie n’a pas fourni une aide militaire directe aux Azerbaïdjanais durant la guerre du Karabagh, et n’a fait qu’accomplir un pas symbolique en fermant la frontière arméno-turque ».

Cela fait longtemps, par conséquent, que rien n’avance du côté de la réconciliation arméno-turque. Après la fermeture de la frontière en 1993, si on a pu croire un moment au cours de ces vingt ans que des relations diplomatiques minimales s’établiraient bientôt, que la frontière pourrait s’ouvrir, si du côté arménien on a commencé à rénover la voie ferrée conduisant à la gare de Dogu Kapi de la province de Kars, et à rénover la gare Akhourik-2 de façon à adapter la logistique aux besoins issus de la nécessité de changer les roues des wagons et de les adapter à la relative étroitesse des voies turques, il est finalement apparu que ni l’Arménie ni la Turquie n’étaient intéressées à cette réouverture. Les Etats-Unis et un certain nombre de grands pays européens ont tout fait, par le biais de leurs ministres des Affaires étrangères et la médiation de la Suisse, pour que soient signés les Protocoles arméno-turcs à Zürich dans la soirée du 10 octobre 2009.

Ont signé les ministres des Affaires étrangères des deux pays, Ahmet Davutoglu et Edouard Nalbandian. Ce document était sans précédent dans l’histoire des relations arméno-turques. Dans l’histoire de ces deux pays on ne trouve en effet aucun document significatif de relations diplomatiques directes, qui soit semblable à celui-là. Pourtant, en dehors des deux rencontres de leurs équipes nationales de football respectives, lesquelles ont occasionné la visite réciproque de chacun des deux présidents dans le pays de l’autre mais aussi des critiques réciproques qui ont fusé dans les cercles politiques de ces pays, accompagnées d’opérations de relations publiques pour et contre, ces Protocoles n’ont eu aucune suite. Apparemment, ceux-ci sont gelés.

Tout comme Suha Bolukbaşi, une série d’analystes estime que les Protocoles qui ont couronné le rapprochement arméno-turc des années 2008-2009 étaient un véritable coup politique porté aux relations turco-azerbaïdjanaises. Ils reconnaissent aussi que d’un autre côté, ces Protocoles ont sérieusement affaibli la cote du président arménien Serge Sarkissian en Diaspora, laquelle l’a de toute part sévèrement critiqué pour la façon dont il avait entrepris la réconciliation avec la Turquie, en organisant contre lui piquets et manifestations de protestations avec des pancartes portant divers slogans dont : « Sarkissian, rentre chez toi ! ». On a vu une grande partie des forces politiques arméniennes commencer à critiquer la conciliation de Serge Sarkissian, en arguant que ces Protocoles entraîneraient immanquablement l’arrêt ou le ralentissement du processus international de reconnaissance du Génocide dans les communautés locales, les parlements, et les pays.


Le centenaire du Génocide

Bien qu’elle ne soit pas une nouveauté en Arménie et encore moins en Diaspora, et totalement inacceptable, rappelons la position turque telle qu’elle a été exprimée pour la énième fois par le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan le 15 avril 2010 à l’Université américaine George Mason : « Nous rejetons les accusations de Génocide concernant les évènements de 1915, et nous rejetons les décisions unilatérales des parlements les concernant. Nous pensons qu’il appartient aux historiens d’étudier et d’apprécier l’Histoire, et non aux parlementaires ». A contrario de cette déclaration, Erevan et l’ensemble de la communauté arménienne trouvent que les historiens n’ont plus rien à faire, que tout est suffisamment clair et précis pour ceux que la question intéresse.

Il est impensable de trouver quiconque, dans la communauté arménienne, qui doute de l’existence du Génocide des Arméniens en Turquie. Nous arrivons déjà à la 4ème génération, et le credo arménien que la Turquie finira par reconnaître la réalité historique et qu’une lourde pierre tombera alors de nos épaules à tous, n’a pas faibli. Il est vrai aussi que personne n’imagine que le règlement de la question de la reconnaissance et d’un certain nombre d’autres questions afférentes, sera facile.

Actuellement, on observe un certain et intéressant marasme dans les relations arméno-turques à quelque niveau que ce soit, du fait du centenaire du Génocide à venir et de la signification symbolique qu’il a acquis. Les Arméniens et tous ceux qui reconnaissent la réalité du Génocide, se préparent activement à la célébration de son centenaire et organisent différentes manifestations en liaison avec l’évènement. Ces deux années seront peut-être les plus difficiles pour les échanges arméno-turcs, qu’ils soient officiels ou qu’ils émanent de la société civile, mais il n’est pas exclu que ces échanges soient facilités après 2015.


La situation au plan humain n’est pas aussi désespérée qu’elle ne l’est au plan politique

Selon les résultats de larges enquêtes publiques périodiquement réalisées à Gyumri par le club des Journalistes Asparez (à chaque fois sur la base de mille sondés pris par hasard), la Turquie n’a jamais figuré sur la liste des « amis » de l’Arménie ; au contraire, elle partage régulièrement avec l’Azerbaïdjan les deux premières places dans la liste des « ennemis » de l’Arménie, à hauteur de 40 à 55% des sondés, la première place étant dévolue à l’une ou à l’autre en fonction des divers évènements précédant ou suivant les sondages. Dans le même temps, on observe que 30 à 40% des sondés ne considèrent la Turquie pas plus comme un « ami » que comme un « ennemi ».

Cela fait plus de dix ans qu’une ligne aérienne régulière fonctionne entre Erevan et Istanbul ainsi que plusieurs dizaines de lignes d’autobus. Les citoyens d’Arménie pénètrent en Turquie par voie terrestre en passant par la Géorgie, principalement pour y trouver du travail illégal et pour y faire du commerce, et ils vont aussi se reposer au bord de la Méditerranée. Plusieurs compagnies touristiques ont vu le jour, qui amènent les pèlerins arméniens en Turquie de l’Est, sur le haut plateau arménien -ou comme on aime à le dire en Arménie, en Arménie occidentale-, en visite sur les lieux d’habitation et de prières de leurs ancêtres, tandis que de leur côté, des citoyens turcs visitent l’Arménie et que des liens professionnels se nouent et se développent.

On ne distingue dans les deux pays aucune intention officielle ou étatique de contrecarrer ces échanges réciproques. Quoique l’on entende parfois des officiels turcs d’assez haut niveau formuler des menaces d’expulsion à l’encontre des migrants illégaux d’Arménie, on n’a pas encore observé de démarche concrète en vue de mettre ces menaces à exécution. A la lumière de tout cela, l’expression de « frontière fermée » ne correspond pas tant que cela à la réalité.

Certes, un certain nombre de calculs ont été faits en Arménie sur les avantages et les inconvénients de l’ouverture éventuelle de la frontière arméno-turque. Une partie des analystes affirme que c’est principalement la Turquie de l’Est qui en sortirait gagnante, car celle-ci est restée très en deçà du niveau de développement atteint en Turquie occidentale, tandis qu’en Arménie, l’entrée directe et pour pas cher des Turcs dans le pays entraînerait la hausse du prix de toute une série de services (santé, loisirs, alimentation). Sachant qu’une fois la frontière franchie deux villes de plus de 100 000 habitants (Gyumri, Vanadzor) et à une ville d’un million d’habitants (Erevan) sont accèssibles en une ou deux heures, — avec ce que cela implique en termes d’offres de loisirs et vu l’exemple fourni par les dizaines de milliers d’Iraniens qui visitent l’Arménie plusieurs fois par an pour trouver à Erevan repos et distractions  on voit mal ce qui pourrait faire obstacle à la pénétration des touristes turcs en Arménie. Un autre groupe d’analystes pense qu’une partie des chômeurs d’Arménie pourrait alors trouver du travail en Turquie de l’Est — ce qui leur éviterait de partir pour la Russie lointaine  et que le prix des marchandises importées de Turquie (et transitant jusqu’ici par la Géorgie) augmentera, et que le prix des biens bruts ou semi-bruts produits en Arménie baissera, ce qui stimulera la circulation des marchandises, le tourisme etc.

J’ai retiré des nombreux entretiens que j’ai eux à Kars où la majorité de la population est kurde, et dans la province de Kars où ont été réinstallés environ 10 000 Azerbaïdjanais originaires du Nakhitchevan, que, sauf exception minime, les gens de base (ouvriers, petits et moyens entrepreneurs, acteurs culturels et intellectuels) ne verraient aucun inconvénient personnel à frayer avec les Arméniens qui se trouvent de l’autre côté, à établir avec eux des relations de travail, à fonder une entreprise en Arménie, et à y ouvrir boutique.

En 2004, sous l’impulsion de l’ancien maire de Kars, Naif Alibeyoglu, un recueil de signatures avait été organisé dans la ville en faveur de la réouverture de la frontière orientale du pays et de l’arrêt prochain du fonctionnement de la centrale atomique arménienne de Metsamor. Il est apparu que 50 000 personnes étaient partisanes de la réouverture de la frontière (notons que Kars compte 78 500 habitants et que la province de Kars en compte 300 000), un résultat qui avait été largement commenté par tous les médias locaux. Ils disaient que des tables avaient été dressées aux principaux carrefours de la ville, et que les gens s’en approchaient pour signer. Les journalistes ont d’ailleurs été parmi les premiers à apposer leur signature sur la pétition qui fut ensuite envoyée au Parlement avec ses 50 000 signatures.

Selon ce que m’a expliqué un journaliste de Kars, Mukadder Yardimciel, les habitants de Kars mettent encore en avant un argument intéressant, à savoir que si des vols directs ont lieu d’Istanbul en Arménie et vice versa d’une part, et que si d’autre part les citoyens arméniens rentrent sans encombre en Turquie via un troisième pays (Géorgie, Iran) et pareil pour les citoyens turcs en Arménie, alors pourquoi serait-il impossible d’établir un lien direct entre les deux pays par une ligne d’autobus Kars-Gumri ? Il disait que finalement ce sont les habitants de Kars qui se retrouvent sous blocus. A Kars, beaucoup estiment vraiment que la politique d’Ankara, quels que soient les principes qui la régissent, contrecarrent aussi indirectement le développement de Kars et de ses environs.

En 2010, après avoir exercé des pressions sur le maire de Kars, Ankara le remplaça par un autre qui ne se distingue aucunement par l’envie d’ouvrir la frontière ou d’instaurer des relations de bon voisinage avec les Arméniens. C’est juste après cela qu’on démonta, sur ordre d’Ankara, le monument de Kars dédié à l’Amitié qui avait été réalisé à l’initiative du précédent maire et était déjà installé, mais pas encore inauguré.


Quelques facteurs qui font que la frontière est encore fermée pour longtemps

Le facteur kurde

Pour des raisons évidentes, ni la Turquie ni l’Arménie ne peuvent ne pas prendre en compte l’existence de 12 à 18 millions de Kurdes en Turquie, principalement au sud-est et dans la province de Kars. L’éventuelle ouverture de la frontière peut renforcer les relations arméno-kurdes, améliorer le niveau de vie de la population kurde, renforcer son aspiration à l’indépendance. Certains analystes pensent que si un tel scénario devait se mettre en place, la Turquie pourrait fort bien décider d’une alliance soudaine et rapprochée avec l’Arménie, de façon à maintenir les Kurdes sous son contrôle et à bloquer les voies de leur accession à l’autonomie, ou du moins de façon à s’en tirer avec le moindre dommage au cas où l’autonomie serait inévitable.

La question territoriale

Dans les milieux nationalistes arméniens, la question de la rétrocession territoriale par la Turquie est un thème permanent qui témoigne d’une prise de position certes dure, mais qui reste encore indéterminée et incompréhensible, puisque l’on ignore comment ces forces conçoivent la matérialisation de leur dessein qui impliquerait la coexistence sur ces terres des Arméniens avec les millions de Turcs et de Kurdes qui y habitent. Selon le professeur Mustafa Aydin, directeur du département des Relations Internationales à l’Université d’Economie et des Technologies d’Ankara : « Il y a une série de problèmes non réglés à ce jour, dont celui de la reconnaissance par l’Arménie des frontières contemporaines de la Turquie issues du traité de Kars de 1921. Naturellement, il y a aussi la question de la tragédie de 1915, que beaucoup de gens en Turquie estiment n’avoir aucun lien avec la Turquie contemporaine ».

Le facteur énergétique

Il est clair que l’on ne peut pas comprendre l’état des relations arméno-turques, la situation actuelle et les éventuels développements et scénarios futurs, en ne les considérant que sous le seul angle du passé, du système militaro-politique et géopolitique existant, du conflit du Karabagh et des facteurs qui s’y rapportent, sans prendre en compte : 1) les ressources énergétiques auxquelles on accorde petit à petit de plus en plus d’importance, 2) les intérêts de ceux qui en ont besoin, 3) les conditions de leur transfert et autres questions afférentes. Bakou qui possède une part conséquente des réserves de pétrole et de gaz continue et continuera de garder la Turquie dans sa dépendance énergétique en jouant à tout moment et à son gré, de l’existence d’autres marchés ou d’autres exportateurs -en particulier avec la Russie- en augmentant ou en abaissant le prix des produits énergétiques fournis à la Turquie, et en changeant les conditions d’approvisionnement à la Turquie. Il est clair que le thème énergétique est très vaste et englobe une série d’acteurs  russes, européens et orientaux , de sorte qu’on ne peut pas ici s’étendre sur ce sujet.

La Russie

La Russie, héritière de l’Empire russe devenu Union soviétique moyennant quelques pertes, elle-même devenue Fédération de Russie avec d’autres pertes, puis CEI, et souhaitant à présent rétablir son ancienne dimension par le biais de l’Union eurasienne, est un pays ayant d’inépuisables ambitions géopolitiques et doté d’un régime autoritaire. Il est clair que cette Russie-là ne souhaite en aucun cas perdre le Caucase, se retirer de cette région (Churchill disait que c’était là son appendice). Elle a conclu avec l’Arménie un traité d’alliance militaire pour 49 ans, conserve gratuitement en Arménie sa 102ème garnison, fait tout ce qu’il faut pour étendre sa participation aux entreprises énergétiques de Bakou et de la mer Caspienne, et ne serait absolument pas opposée à l’idée de renvoyer des forces armées sur la ligne de front arméno-azérie dans le Haut-Karabagh. L’impression dominante est que ce qui fait opposition au rétablissement des relations arméno-turques est moins la question de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance du Génocide par la Turquie, que la résistance réelle bien que dissimulée, qu’y oppose la Russie.

Le conflit du Karabagh

Tout en relevant en partie des trois facteurs suscités, le conflit du Karabagh est considéré comme un facteur indépendant. Dans ce conflit, l’implication naturelle de l’Arménie se devait d’être exploitée en permanence et autant qu’il le faut dans le contexte des relations arméno-turques. En tenant compte du fait que la diplomatie est l’art du possible et l’épreuve de la flexibilité, les parties pourront utiliser le facteur du Karabagh quand ce sera nécessaire, comme « utile » à tel ou tel règlement intermédiaire, en l’occurrence « contre » un tel règlement, si l’on en juge par les exemples observés au cours des vingt dernières années.


Conclusion

En résumé, on peut dire que tant d’acteurs et tant d’intérêts sont concentrés en cette région du monde, que tout écart ou rupture d’équilibre relativement soudains et coïncidents, peut sensiblement changer la donne et la répartition des acteurs. Par exemple, la frontière pourrait s’ouvrir de façon inattendue puis se refermer de façon tout aussi inattendue, comme éclate l’orage et tombe la grêle, sans que cela ne comporte rien de mystique, mais simplement par le jeu des intérêts, des forces, et des idées.