Jour 9 - Le pont de la mort… ou presque

Créé le lundi 2 juin 2014 17:59
 
 

 

14 jours à Diyarbakir - 14 photos d'Amed - 14 textes sur Tigranakert

Envoyé spécial de "Repair", MJM, journaliste français d'origine arménienne, a passé deux semaines dans l'actuelle capitale du sud-est anatolien, à Diyarbakir (Amed en kurde et Tigranakert en arménien) pour partir à la rencontre du passé, du présent et du futur des Arméniens qui étaient des milliers à peupler cette ville avant le Génocide de 1915. Au fur et à mesure de ses pérégrinations, MJM nous fait partager ses rencontres avec des lieux, des femmes, et des hommes dont l’histoire est liée, d’une façon ou d’une autre, avec les Arméniens.

Ce photoreportage date de mai 2013, certaines situations évoquées dans ces articles ont évoluées depuis.

Jour 9 - Le pont de la mort… ou presque

Entre chien et loup, et après avoir dévoré une des spécialités de la région, le çiğer, Azad, un jeune Kurde rencontré à Amed, souhaite nous emmener dans un lieu qu’il affectionne particulièrement : le pont On gôzlü, le pont aux dix yeux. Un endroit qui lui rappelle ses camarades partis dans les montagnes rejoindre la guérilla du PKK. L’un d’eux est mort en martyr tandis que d’autres croupissent dans les geôles turques. Mais avant de nous y rendre, il doit trouver une photocopieuse pour copier les lettres de prisonniers malades qu’il transporte avec lui et dont il doit transmettre un exemplaire à diverses associations chargées de mener des actions de solidarité.

Après avoir acheté à boire et de quoi grignoter, nous arrivons au fameux pont. La lumière se fait de plus en plus faible et lorsque dans la conversation j’entends que des Arméniens ont été jetés du haut de ce pont qui permet de traverser le Tigre à pied, mon premier réflexe est de sortir mon appareil photo et de shooter un maximum avant que la nuit ne tombe définitivement sur Amed. Les pensées fusent et les récits typiques d’Arméniens se faisant attacher par deux ou quatre avant d’être précipités du haut d’un pont ou d’une falaise me reviennent à la mémoire alors que je contemple le fleuve. Je me trouve donc devant ce qui devait être le dernier paysage que ces pauvres innocents ont dû apercevoir avant d’être précipités en bas… J’imagine la scène avec force détails, un vrai film. Ne manque plus que le son du doudouk pour accompagner les images qui me passent par la tête. Je pense déjà au texte que je vais écrire pour accompagner ma photo du fleuve menaçant.

Mais quelques jours plus tard, lorsque je demande à Kévork, le professeur d’arménien, des détails sur On gôzlü où des Arméniens avaient trouvé la mort, sa réponse détruit instantanément tout ce que j’avais pu imaginer deux jours plus tôt : aucun Arménien n’a été jeté de ce pont. « On leur a bien fait traverser l’édifice, mais seulement pour aller mourir beaucoup plus loin ». Loin des yeux de la population qui ne devait pas être témoin de la tragédie en cours.

Ma photo ne veut plus rien dire et mon histoire tombe à l’eau. C’est le cas de le dire…

 

Journaliste et photographe freelance de 30 ans, MJM a travaillé pour divers journaux et magazines. Depuis quelques années, il développe également son regard à travers des reportages photo pour l’ONG "Yerkir Europe" en Arménie et en Turquie. Un aperçu de son travail est visible sur son site Internet, www.mjm-wordsandpics.com.